Yves Barel, Le Paradoxe et le système, Essai sur le fantastique social, Presses Universitaires de Grenoble, 1979 : (extrait)
Le paradoxe
Dans le vocabulaire commun, ce qui est paradoxal est défini comme ce qui est contraire à l’opinion commune, ce qui est bizarre, inconcevable, incompréhensible, ce qui heurte la raison, le bon sens, la logique. C’est l’absurde et l’impossible en action c’est à dire objets de scandale. C’est à ce sens commun qu’on reviendra après un détour. C’est lui qui marque le mieux ce que je tente : décrire un système comme paradoxe, c’est-à-dire en définitive, une logique de l’absurde possible-impossible.
Comme catégorie logique, on le sait, le paradoxe est un raisonnement parvenant à des résultats notoirement faux ou absurdes, ou bien encore contradictoires entre eux ou avec les prémisses du raisonnement, en dépit d’une absence réelle ou apparente de faute logique dans le raisonnement. Le paradoxe du Crétois1 (« tous les Crétois sont des menteurs ») est l’archétype de tous les paradoxes. Tout le monde s’est amusé, une fois dans sa vie, à jouer avec l’oscillation logique déclenchée par le paradoxe : si le Crétois ment, qui dit que tous les Crétois sont des menteurs, il découle que tous les Crétois disent la vérité (ou que tous les Crétois ne mentent pas), et donc ce Crétois particulier dit la vérité ; par conséquent, tous les Crétois sont des menteurs, et ce Crétois particulier également… Si le Crétois dit la vérité, tous les Crétois sont des menteurs, donc ce Crétois ment…, et ainsi de suite, sans arrêt possible de l’oscillation logique. Le paradoxe consiste en ce que nous sommes en apparence condamnés à croire à la fois que tous les Crétois, et ce Crétois là en particulier qui nous parle, disent la vérité et mentent : nous devons accepter cette double assertion, et nous ne le pouvons pas.
Comme on veut, avec ce paradoxe, nous agacer l’esprit et tester notre sagacité, nous nous doutons qu’il doit y avoir quelque part, une supercherie déjà entre-aperçue dans le contenu équivoque de l’éventuel mensonge du Crétois2. Dans la vie courante, nous sommes tous les jours confrontés à de tels « paradoxes », et nous savons fort bien nous en tirer et éviter de nous y laisser enfermer. Si l’un de nos compatriotes nous dit que tous les Français sont des menteurs, nous nous gardons bien de le croire (ou ne pas le croire) sur parole, nous interprétons son message littéral, c’est-à-dire nous le créditons d’un méta-message du type : je plaisante, ou bien je suis en colère, ou bien j’exprime une bonne partie de la vérité, etc. C’est seulement si nous acceptons de ne pas sortir de la littéralité (si nous acceptons une règle du jeu conventionnelle), que nous nous laissons enfermer dans le paradoxe logique. À la limite, il n’y a pas de paradoxe logique à l’état pur, c’est-à-dire de paradoxe dont on ne puisse pas sortir. Pour qu’il y ait paradoxe logique, il faut que nous acceptions qu’il en soit ainsi, que nous acceptions d’obéir à une injonction paradoxale. Mais en acceptant d’obéir à une telle injonction, nous transformons la nature du paradoxe : il paraissait logique, il était en réalité, selon une expression forgée par Wilden3, existentiel. Toute assertion du type « tous les Crétois sont menteurs » est reçue, on l’a vu, comme l’indissociable combinaison d’un message littéral et d’un méta-message. Là est la racine du caractère existentiel du paradoxe. Si le méta-message diffère du message littéral (le contredit, le relativise, etc.), on voit bien qu’il n’y a plus de paradoxe, logique ou non. C’est seulement si le méta-message coïncide avec le message littéral c’est-à-dire si le méta-message dit que le sens du message est bien sa littéralité, que le paradoxe s’installe, et que le paradoxe existentiel redevient un paradoxe logique. Ce qu’il y a d’existentiel dans tout paradoxe, y compris le paradoxe logique, c’est la circonstance qui n’a rien à voir avec la logique, selon laquelle l’émetteur et le récepteur d’un message décident de s’enfermer dans sa littéralité, c’est-à-dire s’interdisent un méta-message différent du message et ne peuvent pas se l’interdire. En d’autres termes, il n’y a d’authentiques paradoxes qu’existentiels, et le paradoxe logique n’est qu’une forme particulière de paradoxe existentiel, celle où l’injonction paradoxale revêt le contenu du méta-message suivant : le sens du message est sa littéralité logique. Mais naturellement, tout paradoxe existentiel ne débouche pas nécessairement sur un paradoxe logique. Pour qu’il y ait paradoxe existentiel il faut et il suffit que nous soyons placés en face d’une injonction à laquelle nous ne pouvons ni obéir ni désobéir, et que nous acceptions de subir cette injonction. Le paradoxe existentiel est ainsi affaire humaine et affaire sociale.
Il faut bien comprendre ce qui se passe quand nous interprétons ou relativisons le message du Crétois. « Tous-les-Crétois-menteurs » est une classe, la classe composée de tous les Crétois qui mentent. Le Crétois qui parle est un élément ou membre de cette classe. Refuser l’injonction paradoxale revient alors à élaborer un méta-message censé émis par le Crétois, mais par un Crétois qui n’est plus, ou n’est pas seulement, ou est autre chose que, un membre de sa classe. Le méta-message est externe à la classe et à ses membres :il relève dirait Russell, d’un autre type de logique, d’un type de logique englobant, supérieur. Accepter l’injonction paradoxale revient alors à accepter que le méta-message soit du même niveau logique que le message, c’est-à-dire accepter la fusion totale, l’identité totale entre l’auteur du message et l’auteur du méta-message. Tous les paradoxes, logiques ou existentiels, reposent sur la même injonction paradoxale : l’injonction d’avoir à admettre le message auto-réflexif, c’est-à-dire le message capable de dire son propre sens, le message qui est aussi le méta-message. Cette injonction est paradoxale, parce qu’il semble à la fois impossible et inévitable d’admettre l’existence d’un message auto-réflexif.
Cela semble impossible en fonction de l’axiome fondamental sur lequel Russell construit sa théorie des types logiques, et qui se présente ainsi : une classe ne peut pas être membre d’elle-même, et le membre d’une classe ne peut pas être la classe. Il y a discontinuité totale, intrinsèque et logique, entre l’appartenance d’une classe à une classe de classe. Cet axiome fondamental met à la base de la construction russellienne l’idée de la hiérarchie des niveaux logiques, que l’on peut exprimer ainsi : tout méta-message est d’un niveau supérieur au niveau du message dont il exprime le sens ; un message ne peut-être aussi méta-message, au même niveau logique. Par définition, il ne peut y avoir de niveaux logiques différents qui soit au même niveau. Toutes ces expressions diverses de l’axiome russellien partent d’une réalité que l’on peut décrire en termes très simples, parce qu’elle paraît à la fois évidente et découlant du bon sens le plus élémentaire : la classe des hommes n’est pas un homme ; la carte n’est pas le territoire ; le concept de chat ne miaule pas, etc. La classe est donc ce qui autre chose sur autre chose qu’elle-même : la classe des arbres dit « l’arbréité » des arbres. L’axiome fondamental peut donc se traduire ainsi : ce qui parle de quelque chose doit être autre chose que ce dont il parle. Il n’y a pas de message auto-réflexif possible. L’axiome russellien est une interdiction de fusion ou superposition de messages et de niveaux. Quoi de plus évident ?
Et pourtant… Le malaise et le paradoxe que nous voulons dissiper à coup de bon sens, le même bon sens les font renaître très vite. Nous sommes bien obligés d’admettre que nous n’arriverons jamais à faire miauler le concept de chat. Ceci dit, tout se passe dans très nombreux cas, comme si nous devions cohabiter avec cette absurdité : le concept de chat miaule ; plus exactement, l’idée qu’il pût ne pas miauler nous paraît absurde. L’axiome russellien consiste à dire que le concept de chat n’est pas le chat, et n’est pas dans le chat. Ce qui est dit sur quelque chose ne fait pas partie de ce quelque chose. Chaque année le Président des États-Unis délivre un « message sur l’Union ». Dirons-nous que ni ce message, ni le Président ne sont dans l’Union ? Voilà une application de l’axiome russellien qui nous paraît, à juste titre, incongrue. Nous savons bien que le Président et son message font partie de l’Union. Mais ils se conduisent, en effet, comme s’ils étaient à l’extérieur à cette Union et, en quelque sorte, au-dessus d’elle. L’axiome russellien fait disparaître le paradoxe logique au prix du surgissement du paradoxe existentiel : être à la fois dans et hors de l’Union. Nous commençons à pressentir un phénomène fondamental : un certain nombre d’événements sociaux et humains ne peuvent se maîtriser et se vivre que comme des déplacements de paradoxes, c’est-à-dire l’effet et la cause de conduite paradoxale.
[…] La logique mathématique est une logique paradoxale. Tout son développement a consisté finalement non à chasser le paradoxe, mais à le rendre manipulable, c’est-à-dire rechercher le meilleur compromis entre la rigueur et la fécondité des êtres mathématiques, étant entendu que ce compromis lui-même reste paradoxal.
1 Dû à Eubulide de Megare, au IVe siècle avant Jésus-Christ.
2 Si le Crétois ment en disant que tous les Crétois mentent, cela peut vouloir dire deux choses : soit que tous les Crétois disent la vérité soit que quelques Crétois disent la vérité. Sans compter les raffinements possibles de cette équivoque : peut-être tous les Crétois tantôt mentent, tantôt disent la vérité, etc.
3 System and Structure, Tavistock publications, London, 1972

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