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Antoine Mouton : déclaration

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    Manu
  • il y a 5 jours
  • 4 min de lecture

Antoine Mouton, Poser Problème, La contre allée, 2020, p.18h34 – 18h53

 

déclaration


Je ne vais pas écrire de poème déclaratif

un poème qui dirait : la vie c’est ça

parce que la vie ce n’est jamais seulement ça

c’est ça et autre chose encore

même si parfois, c’est vrai, la vie ce n’est que ça,

il faut bien le constater si on veut qu’elle change.

 

Je ne vais pas non plus écrire un poème

qui dirait : la vie c’est ça et bien d’autres choses,

une série de parfois mal ajustés, une suite de toujours et de jamais qui ne tiennent pas, d’habitudes et d’exceptions qui ne se contredisent pas

ou bien : la vie ce n’est pas ça du tout, vous n’y êtes pas, vous n’y avez jamais été et moi non plus

salut

ou encore : on ne peut pas dire ce qu’est la vie, les mots ne suffisent pas

car parfois ça suffit

et parfois pas.

 

En somme je ne sais pas vraiment ce que je vais écrire.

Mais j’avais déjà cette conclusion en tête avant de commencer ce poème

pourtant j’ai écrit.

Cette conclusion préméditée ne m’a pas empêché de commencer quelque-chose. Au contraire même, c’est ce qui m’a donné envie d’écrire un poème, aujourd’hui, à 18h34.

D’ailleurs elle ne fait pas office de conclusion réelle, puisque je suis allé plus loin

(j’y vais en ce moment même).

Peut-être ai-je écrit pour aller plus loin que la fin que j’entrevoyais.

peut-être qu’on cherche à surmonter la fin de toute chose en écrivant

à faire en sorte que la fin soit inopérante

ou bien qu’elle opère, mais à rebours

c’est-à-dire que la fin de l’idée soit le début de l’écriture.

 

Mais ce n’est pas tout à fait vrai

car j’ai dû écrire pour arriver à cette fin qui n’en était pas une

c’était aussi de l’écriture

c’était aussi le poème

je ne peux pas tronquer ce début pour révéler le vrai début

le vrai début est au début du poème

le vrai début est aussi au milieu du poème

parfois il y a deux débuts dans un poème

ou deux vérités

contradictoires

qui mettent le poème à terre

peut-être n’y a-t-il pas de poème ailleurs qu’à terre.

 

C’est le problème avec la vérité : on n’en attrape que des morceaux, on la balaie, ça fait un tas mais si le vent souffle ça s’éparpille.

Une vérité parcellaire, qu’est-ce que c’est ?

Ce n’est pas tout à fait un mensonge

disons que c’est surtout une parcelle

une chose moins définie par l’idée à laquelle elle est relative que par l’évidence de sa limite.

 

Par exemple, j’ai écrit qu’écrire est une manière de surmonter la fin de toute chose

mais cela suppose que je cherche à surmonter cette fin

ou que cette fin ne me satisfait pas

et en un sens, c’est vrai

mais je ne suis pas sûr qu’écrire

d’une part puisse quoi que ce soit contre ça

d’autre part témoigne de cette insatisfaction.

Je ne suis pas certain qu’en plus de cette haine à la fin

il n’y ait pas aussi un vrai désir

désirer la fin de toute chose

ou bien non, pas la désirer, mais atteindre, avec l’écriture, le désir de la fin de toute chose.

Non, ni désirer la fin ni la craindre

‑ simplement l’envisager. Et encore. Même pas vraiment. Être incapable de l’envisager. Ou se heurter à l’incapacité de lui donner un visage. Et l’écriture naîtrait de cela

de ce rien

de cette absence de pensée.

 

J’écris le mot « absence » et aussitôt il me dégoûte en même temps qu’il m’impressionne.

Il me dégoute parce qu’il m’impressionne – pourquoi me laisserais-je impressionner ?

Écrire naît d’une absence, ça sonne vrai.

Le problème, c’est que ça sonne.

Pourquoi ça sonnerait ?

Pourquoi le vrai ferait-il de la musique ?

Écrire naît d’une présence, ça sonne vrai également, alors quoi ?

 

Soudain je me dis : présence, absence, d’accord tout est vrai

ce qui est faux c’est naître.

Écrire naît-il ?

Pourquoi ça ne mourrait pas ?

On n’est jamais assez subtile pour comprendre les choses.

Ou bien parfois on l’est absolument

d’ailleurs on comprend tout, mais ça ne dure pas

j’ai tout compris pendant une seconde

à la fin de ma vie j’aimerais avoir réuni une minute entière de compréhension et prendre la parole et voilà c’était moi.

 

On ne devrait décourager personne d’écrire un poème sur la vérité

on ne peut pas savoir ce que ça va donner

on ne peut jamais savoir

sauf dans certains cas

en somme on ne peut même pas savoir qu’on ne sais pas

c’est totalement incontrôlable

hors de portée d’une pensée catégorique ou qui voudrait faire système

:

c’est pour cela que je ne peux pas écrire de poème déclaratif.

 

Mais c’est ce que je viens de faire

Le paradoxe et l’arc-en-ciel sont deux choses qu’on aime regarder sans qu’on ait le moindre pouvoir sur elles

Elles sont de simples invitations à se perdre

et nous les regardons

et nous les regardons

et nous fermons les yeux et nous sommes perdus.

Un jour nous marcherons

jusqu’au pied d’un grand paradoxe.


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