La figure de l'idiot chez Dostoïevski
« L’idiot, donc… Soucieux de mettre en évidence l’inextricable complexité de l’homme divisé, et donc "double", le génie romanesque de Dostoïevski va produire une trouvaille : confronter, dans un même roman, deux personnages qui vont comme incarner les deux visages de l’homme, l’ombre et la lumière. Nul manichéisme, pourtant. Les deux personnages "frères", comme les deux faces du "double", sont à ce point intérieurs l’un à l’autre qu’il est impossible de les séparer, ni a fortiori, de les opposer. Ils sont les deux versants d’un seul et même massif : le mystère de l’homme.
La paire Mychkine – Rogojine, dans l’Idiot, éclaire parfaitement cette approche. L’argument du livre est très simple. Le prince Mychkine, jeune aristocrate sans fortune et pratiquement sans famille, rentre en Russie après un séjour de plusieurs années en Suisse, où il a été en traitement pour épilepsie. Il fait la connaissance de Parfione Rogojine, fils d’un riche commerçant, et tous deux vont aimer – sur des registres très différents – la même femme, Nastassia Filippovna.
Entre le prince Mychkine, doux et humble de cœur – si peu adapté au monde ordinaire qu’il apparaît "idiot"–, et Rogojine, passionné et brutal, la dissemblance est telle qu’elle engendre comme un attrait réciproque. Comme si ce qui est en l’un ne pouvait pas aussi, et nécessairement, ne pas faire partie de l’autre. Ces deux hommes, si opposés dans leurs apparences et dans leurs actes, sont en réalité des "frères". Il y a en Mychkine un insondable chaos, comme il y a, quelque part dans l’âme de Rogojine, un lieu d’indicible pureté.
Lorsqu’on lit l’Idiot, il faut donc se garder de « prendre parti ». Si l’on peut, à bon droit, relever en Mychkine des traits "christiques", ils ne sont pas totalement absents chez le Rogojine meurtrier qui sombre dans la folie. L’homme n’est-il pas aussi ce corps blessé dont le Sauveur se fait solidaire, jusqu’à acquitter la facture de tous ses méfaits. Aucun doute à ce sujet pour Dostoïevski qui, dans les dernières pages du roman, laisse le doux Mychkine rejoindre l’assassin dans sa démence.
Ces deux hommes sont donc les deux visages d’un même homme, de tout homme. Dès la première page du roman, l’auteur associe leur destin avec une insistance remarquable. Une accumulation de l’expression "tous deux" soude à jamais leurs images. » :
«Dans un des wagons de troisième, dès l’aube, deux passagers s’étaient retrouvés face à face, près de la fenêtre – tous deux des hommes jeunes, tous deux quasiment sans bagages, tous deux habillés sans recherche, tous deux assez remarquablement typés et qui, tous deux, avaient finalement éprouvé le désir d’engager la conversation l’un avec l’autre. S’ils avaient su tous deux qui étaient l’un et l’autre, et ce qui les rendait si remarquables à cet instant, ils auraient eu de quoi s’étonner, bien sûr de ce que le hasard les eût placés si étrangement en face l’un de l’autre dans ce wagon de troisième de la ligne Pétersbourg-Varsovie ».
Si vous lisez L’idiot, ce que je ne saurais trop vous conseiller, faites-le dans la formidable traduction d’André Markowicz, publiée par Actes-Sud, en 1993, dans la collection Babel.
Extrait d’analyse posté par Fiodor sur blogspot.com le 15 octobre 2010.
Crédit photographie : Emilie Fontaine, Mâcon
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