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Comment marchent les philosophes

  • Photo du rédacteur: Manu
    Manu
  • 11 août
  • 4 min de lecture

Roger-Pol Droit, Comment marchent les philosophes, Paulsen, 2016


Quelques extraits...

 

p.13

La marche est le début de chute, l’amorce d’une chute, qui est d’abord provoquée, puis aussitôt empêchée, puis recommencée et réempêchée… indéfiniment. Mettre un pied devant l’autre, c’est se faire presque tomber, se rattraper, se refaire tomber à peine, se rattraper, sans cesse.

 


p.61-62

Ou mallon, en grec, signifie « pas plus l’un que l’autre ». Montaigne avait fait graver l’expression sur les poutres de sa « librairie », son bureau. Cette attitude d’indifférence, de suspens, d’équilibre entre les contraires concerne, en principe, tous les jugements possibles. Un sceptique cohérente dira donc qu’entre le beau et le laid, le bien et le mal, le vrai et le faux, le joyeux et le triste, il n’y a pas à choisir, parce qu’il n’existe, entre eux, aucune différence assurée. Parmi les apparences du monde, nous croyons que ces contrastes existent réellement. En fait, ils ne correspondent à rien dont nous puissions être certains.

Du coup, marcher ou tomber, c’est pareil. Marcher ou ne pas marcher, c’est tout comme. Avancer ou demeurer immobile… même histoire ! Pareille annulation des différences et donc des jugements met entre parenthèse toute vérité. Chez Pyrrhon, elle se trouve poussée à l’extrême. Ce philosophe est réputé n’avoir manifesté ni joie ni tristesse, ni goût ni dégoût, au point de soigner les cochons sans répugnance apparente. Cette indifférence presque parfaite est extrêmement singulière au sein de la pensée grecque.

Pour l’expliquer, il faudrait se souvenir que Pyrrhon a vécu plus de deux ans en Inde, avec l’armée d’Alexandre, dont il était l’un des soldats. Il est probable qu’il ait rencontré là des membres d’écoles bouddhistes, florissantes à cette époque. Leurs doctrines ressemblent de manière frappante, et sur plusieurs points, à celle qu’il va professer à son retour. « Marcher » et « non-marcher » sont en effet équivalents du point de vue bouddhiste, si bien qu’entre les deux il n’y a pas à préférer « pas plus l’un que l’autre ». De même, considérer comme libérateur, apaisant, allégeant le fait que la vérité ultime nous demeure inaccessible est une conception qui ne sonne pas grec, alors qu’elle consonne parfaitement avec la démarche des bouddhistes. En développant cette manière de marcher sans rien affirmer ni nier, les sceptiques sont-ils, en Occident, les surgeons bouddhistes ?

Il n’en existe absolument aucune preuve formelle. Mais l’hypothèse est très plausible.

 


p.87-88

« Le sentier du milieu »

On imagine souvent ce milieu comme un point médian, une mesure à tenir entre les extrêmes. Ni tendu ni relâché, par exemple. Ou bien ni jouisseur ni mortifié, ni indifférent ni hystérique, ni laxiste ni rigoriste, etc. Ce juste milieu-là est celui des Grecs, celui d’Aristote, pas celui de Bouddha et de son sentier.

Car le geste qui compte, chez Bouddha, est la mise à l’écart des extrêmes, non leur maintien. Il a abandonné le luxe de la cour princière, abandonné aussi les mortifications des maîtres austères… ce double refus libère un espace, où il s’agit d’avancer, non de se tenir immobile. Ceci ne se voit pas immédiatement. Il faut donc y insister.

Nos interrogations, nos recherches inquiètes, nos dilemmes sans fin se rattachent tous à des couples d’opposés. Une vie après la mort, ou bien pas de vie ? Une âme indépendante du corps, ou bien pas d’âme ? De l’être, ou bien du néant ? De l’affirmation ou bien de la négation ?

Que se passe-t-il si, au lieu de rester pris dans ces termes contraires, on les écarte l’un comme l’autre ?

Si on les disqualifie l’un et l’autre, en les déclarant non pertinents, inutiles, mal formulés ? Ni être ni néant, ni affirmation ni négation, ni âme ni non-âme, ni vie éternelle ni mort à jamais… Il se pourrait qu’alors tous les dilemmes opposants des points de vue antagonistes se révèlent mirages. Les termes opposés ne sont que des bornes sans consistance, qui s’évanouissent comme bulles de savon.

À leur place, que mettre ? De nouvelles questions ? De bonnes réponses ? Un nouveau système ?... Non. Rien qu’un espace libre, libéré, une diagonale ouverte, s’élargissant, finissant par tout libérer, parce qu’il devient possible d’y marcher sans fin (sans but, sans arrêt, jamais). Ceci se nomme la « vacuité ».

On imagine, à tort, que c’est le vide – mort, inerte, paralysant. C’est tout le contraire : l’univers, dans sa réalité ultime, nettoyé des barrières illusoires que nous y construisons.

Marcher au milieu, comme fait le Bouddha, est finalement, quand on regarde du dehors, l’activité la plus paradoxale qui soit. Il devient possible, en effet, de marcher tout en restant assis, sans bouger. Ou bien, à l’inverse, d’être immobile en déambulant. Ce n’est pas pour autant faire quoi que ce soit de contradictoire. Parce que ces opposés n’ont plus cours, sauf en surface.


 

p.91

« Lao Zi et le Tao Te King »

« L’immobile est la source de tout mouvement », indique en effet le Tao Te King. C’est autour du vide central du moyeu que tourne la roue. L’enfant ne parle ni ne marche, le grand vieillard non plus, alors qu’autour d’eux on s’affaire, va et vient, s’agite – à cause de leurs besoins, en réponse à leurs attentes. Toutefois, il serait encore trop court et trop simple de croire que le sage est sans mouvement, passif, voué tout entier au non-agir.

Car ce non-agir (wu wei) n’est pas totale inaction, néant d’efficacité, absence complète d’effet sur le monde. C’est même exactement l’inverse. Loin d’être sans effet, le non-agir du sage constitue l’efficacité suprême, le pouvoir absolu, la force la plus immense, celle qui se confond avec la nature, l’univers, la marche même du monde.

[…]


Lao Zi se voit attribuer cette phrase :

« Les paroles vraies semblent être des paradoxes. »

À juste titre.


 

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