L’arrêt
- Manu

- 10 juil.
- 3 min de lecture
Jean François Billeter, Bonnard, Giacometti, P., Allia, 2023
I
28 septembre. Je m’arrête à Arles. J’espérais faire une découverte mais je suis déçu. Nulle surprise. Je reconnais les lieux visités il y a plus d’un demi-siècle. […] Ayant tout vu, ou plutôt revu, je m’installe à une terrasse en me demandant comment continuer cette aventure qui tourne mal. Puis, après un moment, tout change : je vois.
Que s’est-il passé ? […] Je n’avais plus aucun projet pour ce jour-là, et c’est alors que j’ai subitement commencé à voir. Un spectacle merveilleux soudain s’offrait. […] La journée n’avait pas été vaine. Ce qui avait eu lieu était inappréciable.
II
J’AI rapporté ce petit épisode pour illustrer une idée que j’avais avancée dans Esquisses, celle de l’arrêt. Certains lecteurs peinent à comprendre parce qu’ils se mettent en quête d’une chose ou d’un phénomène correspondant à ce terme alors que l’arrêt est un mouvement, voire un instant, celui où notre activité change de régime et cesse d’être intentionnelle. Nous cessons subitement d’agir de façon habituelle, qui est d’agir intentionnellement parce que nous voulons poursuivre une action, atteindre un but ou éviter un ennui. J’ai aussi proposé ce terme parce qu’à l’instant de l’arrêt nous nous immobilisons : sous l’effet de la surprise par exemple, parce qu’un événement inattendu nous a pris au dépourvu et a suspendu momentanément les intentions qui nous animaient ? Nous restons bouches bée, interdits : telle est l’une des formes de l’arrêt. Il en est beaucoup d’autres, par exemple celle qui se produit quand nous nous mettons soudain à réfléchir : nous cessons de bouger, notre respiration ralentit, notre visage se vide de toute expression, notre regard se perd dans le vague et nous laissons la pensée suivre son cours – dont nous ne sommes pas maîtres malgré les illusions que nous entretenons là-dessus. Nous faisons de même pour nous souvenir, pour bien sentir ou percevoir, pour laisser mûrir une décision. Nous restons parfois distraits sans raison : autre suspension de notre activité intentionnelle.
Ce passage d’un régime à l’autre est si naturel, il se produit dans tant de circonstances différentes, il a des suites si variées que nul se s’est avisé de l’isoler et de lui donner un nom. On n’y a d’autant moins songé qu’il est insensible et instantané. À quoi s’ajoute que, lorsqu’on s’y intéresse, deux difficultés surgissent. La première est qu’on ne peut pas chercher intentionnellement à ne plus avoir d’intention, se dit-on. Il faut en effet que cela se produise. Tout ce que nous pouvons faire est de favoriser ce décrochage par une certaine disposition, en desserrant d’avance les freins. L’autre difficulté est qu’il s’agit d’un passage, ce que le mot ne dit pas. Il désigne l’instant où une activité intentionnelle cesse et où une autre forme d’activité prend le relais. Il désigne donc aussi un commencement. Le changement ne se produit toutefois qui si nous maintenons l’arrêt le temps qu’il faut pour que la nouvelle activité prenne son essor et s’impose. Il faut se garder de bouger, à ce moment-là, car tout mouvement ramène instantanément le régime de l’intention et son cortège de projets, de désirs, de craintes, de calculs. L’activité nouvelle peut être la réflexion, la rêverie, une jouissance pure de soi, sans sujet ni objet. Elle peut prendre bien d’autres formes. Le point de départ est par contre toujours l’arrêt.
À Arles ce jour-là, la fatigue et mon installation à la terrasse du café ont suffi. J’ai soudain commencé à voir. […]
Voir également à ce propos l’onglet « Résonance » qui parle d’un concept proche de l’arrêt*.
*J’ai (Jean François Billeter) […] trouvé ce terme en étudiant le chapitre 2 du Tchouang-tseu. (p.33)
Le Zhuangzi ou Tchouang-tseu est un ancien texte chinois de 476 à 221 av. J.-C., qui contient des histoires illustrant la nature insouciante du sage taoïste idéal. Nommé d'après son auteur traditionnel, Zhuangzi (369 à 288 av. J.-C. environ), c'est l'un des deux textes fondateurs du taoïsme, avec le Dao de jing.
Ses thèmes principaux sont la spontanéité en action et la libération du monde humain, en particulier de ses normes, conventions technologies. Les fables et anecdotes tentent d'illustrer la vanité des distinctions humaines entre le bien et le mal, le grand et le petit, la vi et la mort, ou l’humain et la nature. Alors que d'autres philosophes chinois anciens se concentrent sur le devoir moral et personnel, Zhuangzi encourage l'errance insouciante, le « non-agir », la spontanéité naturelle, la méfiance envers le langage et la communion avec la « Voie » cosmique en suivant la nature.
Bien qu'il soit principalement connu comme une œuvre philosophique, le Zhuangzi est plus généralement considéré comme l'un des plus grands textes de toute l’histoire de la Chine.
Extrait sur le Tchouang-tseu : source tronquée Wikipédia FR consulté le 10/07/25




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